Laissez le peuple danser !
“Ce que veut le peuple”… c’est surtout qu’on ne lui prenne pas la tête !
C’est la saison des festivals. Par centaines de milliers, les Marocains investissent les rues, chantent, dansent et font la fête. Mais hélas, trois fois hélas, il faut toujours qu’on la leur gâche. Chaque été, de nombreuses voix s’élèvent contre “les festivals de la débauche et de la prostitution”, “l’atteinte aux valeurs morales et à l’identité marocaine”, etc. Et c’est “au nom du peuple” que ces choses-là sont dites, par de multiples élus à travers le royaume, partout où des activités de rue
sont programmées. Selon ces gens, “ce que veut le peuple”, c’est, je cite, “al oughniya l’wataniya l’hadifa” (“la chanson patriotique à message”) et/ou “al oughnia arrouhania” (“la chanson spirituelle”, c’est-à-dire religieuse). “Le peuple”, selon eux, ne veut surtout pas de chaâbi (parce que c’est “vulgaire”), ni, évidemment, de ces sonorités barbares venues d’Occident (parce que ce n’est “pas dans notre culture”)…
Les chiffres, pourtant, sont sans appel. Quand, il y a un mois, les élus de Casablanca avaient réclamé – et obtenu – l’organisation d’un récital public de amdah (chants liturgiques à la gloire du prophète), un petit millier de spectateurs, à tout casser, s’étaient déplacés. Allez, 2000, soyons larges. L’année dernière, en clôture du festival de Casa, la star du Raï Bilal avait attiré 160 000 spectateurs et la vedette du Chaâbi Saïd Senhaji, 200 000 ! Que “du peuple”, du vrai, du qui vient des quartiers pauvres – et à pied, parce qu’il n’a pas de quoi payer le bus ! Les champions de la religion et de l’identité nationale se plantent sur toute la ligne. “Ce que veut le peuple”, c’est qu’on ne lui prenne pas la tête avec des messages politiques, de quelque ordre que ce soit. Quant à la religion, “le peuple” n’a rien contre, mais considère qu’il y a des espaces réservés à cela : la mosquée, la maison… et certainement pas la rue.
Mais qui sont donc ces empêcheurs de danser en rond ? Des islamistes ? Même pas ! De l’avis de tous les militants culturels, les barbus sont les moins gênants parmi leurs adversaires. Ceux-là se contentent de parler et d’invectiver, mais sans aller plus loin. Les vrais enquiquineurs, dans toutes les villes où sont programmées des activités culturelles gratuites, ce sont quelques élus communaux avides de privilèges. Contrairement aux islamistes, ceux-là, toutes étiquettes politiques confondues, n’ont pas d’idéologie. Ils n’ont que des intérêts. Une petite délégation de signature fait leur bonheur, parce qu’elle leur donne un pouvoir. Et un pouvoir, ça se monnaie. Si les festivals les dérangent, c’est uniquement parce qu’ils ne trouvent rien à “gratter” dessus.
Partout où il y en a, en effet, les festivals sont organisés par des professionnels de l’événementiel, sur la base de conventions signées avec les municipalités. Et le plus drôle, c’est qu’avant d’être signées, ces conventions sont votées… par ceux-là mêmes qui les dénoncent, l’été venu, avec des trémolos populistes dans la voix ! Mais pourquoi les votent-ils, alors ? Selon un acteur associatif très impliqué dans l’organisation de festivals, “parce qu’au moment de voter, ils y trouvent leur compte d’une manière ou d’une autre. Mais dès que le vote est passé, sans crainte de la contradiction ni du ridicule, ils se remettent en chasse : qu’est-ce qu’il y a à gratter, et sur quoi ? ”.
Ne nous y trompons pas : la religion et la morale ne sont, le plus souvent, qu’un paravent commode à des intérêts nettement moins avouables. Quant au “peuple”… Si chaque pas de danse avait valeur de vote, le Maroc serait beaucoup, beaucoup mieux géré.
Ahmed R. Benshemsi
Source: Telquel